LES LIEUX OÙ SOUFFLE LE GÉNIE DE CORNEILLE

Pierre Corneille acquiert la gloire avec Le Cid . Il fait rayonner le théâtre classique dans toute  l’Europe et inspire les dramaturges de son temps, tout en puisant dans les courants littéraires des pays voisins, notamment l’Espagne. Rouen, ville portuaire cosmopolite, ville de culture et ville active dans les métiers du livre, a certainement nourri son talent. 

Version remaniée par l’autrice d’un article publié en avril 2020. 

CORNEILLE, UN DRAMATURGE ILLUSTRE, UN HOMME MÉCONNU

Portrait de Pierre Corneille, frontispice pour édition de 1644
Portrait de Pierre Corneille, frontispice pour l'édition des Œuvres de Corneille, 1644

La carrière de dramaturge de Corneille commence en 1629, avec une comédie, Mélite.
En 1637, avec Le Cid, il acquiert la gloire. Habité par une certaine conception de la tragédie, il écrit entre 1640 et 1643, d’autres chefs-d’œuvre : HoraceCinnaPolyeucte, qui font de lui le grand Corneille, fondateur du théâtre classique du Grand Siècle. En fait, son œuvre est variée et il est aussi un auteur baroque.
On sait peu de choses de sa vie personnelle. Il fait un beau mariage en 1641 avec Marie de Lampérière, a des enfants. L’homme serait sentimental, mais trop maladroit et triste pour plaire. L’écrivain est toutefois conscient de sa valeur, fier et jaloux. En témoigne son Excuse à Ariste libellé pendant la querelle du Cid.

Entre Rouen et Paris

Pierre Corneille est né à Rouen, le 6 juin 1606, dans une famille d’officiers royaux et de petits magistrats. Il fait des études brillantes chez les jésuites à Rouen, au collège de Bourbon de 1615 à 1622, puis des études de droit.

Il est enraciné localement et vit à Rouen jusqu’en 1662. Même célèbre, le dramaturge continue d’exercer méticuleusement ses deux offices d’avocat dans des juridictions royales locales jusqu’en 1650, ainsi  les juridictions de la Table de marbre. De plus, il est le pilier de sa famille et gère ses terres. Dans son réseau d’amis, figure un libraire éditeur fiable, Laurent Maury, à qui il confie l’édition de ses œuvres.

Alors pourquoi aller s’installer à Paris en 1662 ? Là, il retrouve ses concurrents, les courtisans dont il ne partage pas les codes. Mais il a compris qu’avec la centralisation du pouvoir, la gloire littéraire ne suffit pas et que pour asseoir sa carrière, il doit côtoyer les puissants à Paris. Faute d’habiter la capitale, il réussit difficilement à entrer à l’Académie française en 1647. Il a momentanément le soutien de Richelieu qui anoblit sa famille, puis de Mazarin, avant de se brouiller avec eux. Ses pièces sont jouées à la cour de Louis XIV. Mais à partir de 1675, il ne perçoit plus de pensions royales, éclipsé par de nouveaux talents. D’où la légende d’être tombé dans la misère à la fin de sa vie. Il est décédé à Paris en 1684.

Portrait de Corneille (1647)
Portrait de Corneille par Charles Lebrun (1647), musée de Corneille à Petit-Couronne (copie)

Où se trouvent les lieux évoquant Corneille ? 

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La patrimonialisation des maisons de Corneille

Maison des champs de Petit-Couronne, lieu où souffle le génie de Corneille
« Maison des champs »
Petit-Couronne,
maison de Corneille à Rouen, un lieu où souffle le génie de Corneille
Maison de Corneille
Rouen, rue de la Pie

Les maisons de Corneille ont joué un rôle important dans la création de son identité normande.

Il possédait deux maisons contiguës à Rouen, 4 rue de la Pie, et une « maison des champs » à Petit-Couronne.
Sa propriété de Petit-Couronne attire l’attention au milieu du XIXe siècle, la maison à pans de bois et le domaine planté de pommiers bordé par la Seine offrant une image de la Normandie traditionnelle. Elle est achetée en 1874 par le Département et la restauration la transforme en un petit manoir normand. En 1878, elle devient un musée avec le statut inédit de Maison d’écrivains. Avec tous ses objets témoignant d’un art de vivre, elle enracine Corneille à la Normandie. Dans ce cadre bucolique, elle est perçue comme un ermitage littéraire, abritant un écrivain solitaire.

À Rouen, seule sa maison d’habitation subsiste au XIXe siècle. Elle est frappée d’alignement sous le Second Empire, amputée et dotée d’une façade néonormande. Elle comprend un rez-de-chaussée en pierre, trois étages et un pignon sur rue.
En 1906, à l’occasion du tricentenaire, cette maison est rachetée grâce à des fonds collectés par un comité et donnée à la ville de Rouen. En 1921, elle devient le musée Corneille.

Table de marbre. Salle des procureurs du palais de Justice, lieu où souffle le génie de Corneille
Table de marbre de la juridiction du même nom. Palais de Justice. rouen-histoire.com
Statue de Corneille par David d'Angers, devant le théâtre des Arts à Rouen
Statue de Corneille en bronze par David d'Angers (1840)

Sur les pas de Corneille à Rouen

L’espace vécu de Corneille à Rouen est circonscrit par  : 

l’église Saint-Sauveur sur la place du Vieux Marché, importante dans la vie chrétienne de sa famille 
– le collège jésuite ou collège Bourbon, où le jeune Pierre Corneille fait ses études entre 1615 et 1622  
– le Parlement de Normandie, rue aux Juifs. Dans la salle des procureurs siège sa juridiction : la Table de marbre 
– l’imprimerie du libraire Laurent Maurry, rue aux Juifs, qui imprime ses œuvres 
– le jeu de paume des Braques, rue Saint-Éloi, dédié au théâtre, et qui accueille Molière et son Illustre Théâtre en 1658. 

Actuellement, devant le théâtre des Arts, se dresse une grande statue en bronze de l’éminent dramaturge, du sculpteur David d’Angers (1840), placée à l’origine au milieu du pont Corneille. Une statue le représentant à l’âge où il écrivit Le Cid trône aussi dans la cour d’honneur du lycée Corneille

ROUEN DANS L’ŒUVRE DE CORNEILLE

Rouen dans l’identité de Corneille

Corneille mentionne rarement son origine rouennaise ou normande. Néanmoins, le portrait gravé de Lasne en frontispice de la première édition collective de ses œuvres (1644), imprimée à Rouen, en fait état. En revanche, ses adversaires se gaussent de son provincialisme. On pointe son accent normand, sa tenue vestimentaire, ses maladresses dans le monde. L’éloquence de certaines tirades est associée au goût de la chicane, réputée en Normandie. De même son amour de l’argent est perçu comme un atavisme.

Rouen dans La formation de Corneille

Au XVIIe siècle siècle, Rouen est une ville intellectuelle, réputée pour la poésie, le théâtre et l’édition.
Corneille doit beaucoup au collège de Bourbon, actuel lycée Corneille. Les concours d’éloquence, l’écriture de pièces de théâtre et le jeu théâtral sont des pratiques qui faisaient partie de l’éducation chez les jésuites. La salle des déclamations ou salle des actes ou des actions (« actions théâtrales ») en témoigne. Tout cela contribue à donner au jeune  Corneille le goût du théâtre. 

L’appropriation régionale de Corneille

La naissance du régionalisme au XIXe siècle conduit à instrumentaliser les personnages célèbres. Ainsi, dans ce contexte, Corneille devint le plus illustre des enfants du pays et l’incarnation du génie normand. Cette vision idéologique atteint son paroxysme lors des célébrations des centenaires de 1884 et de 1906 à Rouen. Mais elle périclite assez vite, portant en elle ses limites : la minimisation de l’universalité et de la dimension nationale du grand Corneille.

CORNEILLE ET L’EUROPE

Corneille et l’Espagne

Le dramaturge doit beaucoup à l’Espagne. Le Cid est inspiré d’un grand mythe espagnol et de la pièce de Guillén de Castro, Las Mocedades del Cid (Les enfances du Cid) (1618). La présence d’une colonie espagnole à Rouen lui a peut-être permis de connaître les romanceros espagnols et l’œuvre de Guillén de Castro. De toute façon, la librairie rouennaise diffuse la littérature espagnole. On dénote aussi l’influence de Lope de Vega, créateur d’un Art nouveau du théâtre. L’intrigue de la comédie Le Menteur (1643) vient de Ruiz de Alarcón.

Puis, à son tour, l’Espagne se tourne vers Corneille au XVIIIe  siècle lorsqu’elle délaisse la comedia (théâtre baroque espagnol) et s’oriente vers le néoclassicisme. De nombreuses pièces sont alors traduites. Le Cid  génère plusieurs adaptations, notamment le Cid Campeador (1769) et une nouvelle version de Mocedades del Cid (1784) !
Il est une source d’inspiration pour Vicente Garcia de la Huerta. Sa tragédie, Raquel (1778), qui raconte les amours contrariées du roi de Castille et d’une jeune juive, s’inspire du Cid.

Statue équestre du Cid Campeador à Burgos
Statue équestre du Cid Campeador à Burgos

Corneille et l’Angleterre : Corneille contre Shakespeare

L’Angleterre a en Shakespeare son grand dramaturge. L’opposition entre Corneille et Shakespeare a jeté en Angleterre les bases d’une critique dramatique scientifique.

Corneille dans le monde germanique

Frontispice d'une édition de Rodogune. Gravure de F. Chauveau de Rouen
Frontispice d'une édition de Rodogune (164)4, gravure de François Chauveau

La contestation de la tragédie classique

Alors qu’au XVIIe siècle, on joue fréquemment Corneille outre-Rhin, le dramaturge français devient un contre-modèle au XVIIIe siècle, ce qui suscite l’émergence d’une culture artistique allemande.
L’entrée en scène de Lessing qui dirige le théâtre de Hambourg donne le coup de grâce à Corneille. Il réagit d’abord à la suprématie du goût classique français et s’attaque à son créateur, conforté par les critiques de Voltaire et de Diderot. Lessing critique non seulement le contenu de ses pièces, mais ses écrits théoriques sur la tragédie. Il fustige ses pièces sans vérité avec des personnages hors norme, des coups de théâtre qui laissent le public indifférent. Ainsi le public regarderait la Cléopâtre de Rodogune comme un « monstre ». Concernant Polyeucte, le dramaturge allemand se scandalise que Corneille fasse intervenir la grâce de Dieu au lieu de la psychologie. Sur l’écriture, il pointe le non-respect des sacro-saintes règles de la tragédie. 

L'émergence d'une culture théâtrale allemande

Lessing exprime ses conceptions dans la Dramaturgie de Hambourg (1769) qui fait date dans l’histoire culturelle allemande. Son objectif est de créer un théâtre national allemand indépendant. Alors pour extirper la domination culturelle française, il utilise l’Angleterre : Shakespeare contre Corneille. S’inspirant de Diderot et des pièces anglaises de la tragédie domestique et bourgeoise, Lessing impulse un nouveau théâtre, porteur des idées des Lumières. Par conséquent, les pièces de théâtre sont recentrées sur un monde laïcisé, la société bourgeoise, la vie privée, la famille. 
Finalement, après 1830, l’intérêt des romantiques allemands pour le théâtre espagnol de Calderón entraîne la réhabilitation du Cid et des tragédies cornéliennes.

Corneille et l’Italie

L’antiquité romaine est la principale source d’inspiration de Corneille. Dans ses grandes tragédies, il met en scène des personnages de l’histoire romaine et des situations politiques de crise, afin d’exalter la grandeur de l’homme et sa capacité à vaincre le destin.

l’Italie est alors adepte de la commedia dell’Arte, basée sur l’improvisation. Pour avoir une production dramatique, on traduit les œuvres des auteurs français et on  adapte Corneille. Ainsi le Cid devient Onore contra Amore (1642). Les pièces les plus romanesques du dramaturge français sont récupérées par l’opéra italien. Ainsi Nicomède inspire des livrets, mis en musique par Haendel, Vivaldi et Hasse au début du XVIIIe siècle. En outre, entre 1690 et 1720, deux célèbres librettistes entreprennent une réforme de l’opéra italien, alignée sur les règles du théâtre classique français. Par la traduction de leurs livrets, un opéra à écho cornélien se diffuse dans toute l’Europe. Plusieurs opéras de Haendel s’inspirent de pièces cornéliennes : ainsi Giulio Cesare (1724) et Rodelinda (1725).

Psyché, une tragédie-ballet commandée par Louis XIV en 1671 et réunissant Corneille et Molière, inspire de fil en aiguille d’autres œuvres : une Psyché anglaise, le semi-opéra anglais, le livret Sémélé, repris par Haendel et en France, un opéra, créé par Thomas Corneille, le brillant cadet de Pierre. 

 

En conclusion

Pierre Corneille est un dramaturge de génie, habité par le théâtre dont il fait l’apologie dans L’Illusion Comique. Il définit les règles du théâtre classique et fait rayonner la culture française en Europe. Sa dramaturgie inspire d’autres écrivains et des librettistes européens. Il reste une référence dans la littérature universelle. C’est pourquoi Le grand Corneille fait la fierté de la Normandie. 

Pour y aller :

Sources :

Bastard Dominique, « Corneille et le baroque à Rouen », Études normandes 1984-1, « Corneille et la Normandie, prélude à l’année Corneille ».
Bénichou Paul, « Pierre Corneille », Encyclopaedia Universalis, Tome 6, p. 858-861.
Blocker Déborah, « Une « muse de province » négocie sa centralité : Corneille et ses lieux », Les Dossiers du Grihl, 2008-1. http://journals-openedition-org/dossiers grihl/2133
Chaline Olivier, « La vie culturelle à Rouen au temps de Pierre Corneille », Études normandes 2006-2, « Corneille 1606-2006 ».
Dufour-Maître Myriam, « Et Corneille devint normand (1767-1939 », Études normandes, juin 2016-1, « Normands de plume : les écrivains et la Normandie entre identité et patrimoine ».
Guellouz Suzanne, « Corneille en Espagne au XVIIIe siècle » in Pratiques culturelles de Corneille, PURH, 2012. https://books.openedition.org/purh/10344?lang=fr
Niderst Alain, « Rouen dans l’oeuvre de Corneille », Études normandes 1981-1 «Écrivains normands et leur terroir ».
Régnier Marie-Clémence, « La maison-musée de Corneille à Petit-Couronne : mise en scène de l’écrivain à demeure », Culture et musées, 2019-34. 
Valentin Jean-Marie, Lessing, critique de Corneille : de Rodogune à la théorie de la catharsis. https://www.periodicals.narr.de/index.php/index/index

Vidéos
Extrait de L’Illusion Comique, avec Pierre Arditi et Danièle Lebrun, 1970, Ina
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i14323512/extrait-pierre-arditi-et-daniele-lebrun
Extrait du Cid, avec Gérard Philippe, Acte I, Scène 6, YouTube
https://www.youtube.com/watch?v=oqOWnA8b0Rs

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