Conçue par un maire ayant une culture germanique et en relation professionnelle avec la Suède, la mairie de Croisset s’inspire de l’hôtel de ville de Stockholm et des édifices des villes hanséatiques d’Allemagne et de Pologne. Ainsi l’architecture de brique est de rigueur et décline un lieu de pouvoir.
Version remaniée par l’autrice d’un article publié en mai 2020.
Au début du XXe siècle, la commune de Canteleu est composée de plusieurs hameaux, dont Croisset qui profite de l’industrialisation du port de Rouen. En 1907, le papetier Armand Aubry fonde à Croisset une grande usine, qui produit du papier journal, utilisant de la pâte papetière et du bois importés de Scandinavie. En 1939, la société Aubry produit essentiellement des emballages. Au fil des années, La direction de l’entreprise est assurée par le fils, Henri Aubry, et le neveu, Henri Breton. En 1983, la société Aubry est rachetée par le groupe suédois Mölnlycke. Mais l’usine ferme ses portes dans les années 1990.
Déjà en 1908, la municipalité de Canteleu envisage de construire une nouvelle mairie. En 1934, un concours de projets d’architecture est lancé. Le lauréat est Pierre Lefebvre qui a déjà à son actif la mairie de Mesnil Esnard. Mais c’est seulement en mars 1936 que la commune acquiert une propriété à Croisset, quai Gustave Flaubert, sur « la rive ». La première pierre est posée au printemps 1937. Mais le chantier prend du retard. En cause, l’application des lois sociales du Front Populaire et la nouvelle donne en politique extérieure. Ainsi en novembre 1937, on demande à l’architecte de prévoir des travaux de défense passive. Il aménage donc un abri dans le sous-sol du beffroi. La mairie, encore en chantier, est mise en service en 1941 et fonctionne jusqu’en 1990.
Lorsqu’il devient maire de Canteleu en 1935, Henri Breton impose ses références culturelles dans l’architecture et le programme iconographique.
En relation commerciale avec les pays nordiques, le nouveau maire veut réaliser un hôtel de ville s’inspirant de celui de Stockholm, construit entre 1911 et 1923. Il choisit donc comme matériau la brique rouge de Beauvais et fait édifier une puissante tour-beffroi carrée, coiffée d’un campanile à lanternon, abritant un carillon à douze cloches. Certes, il y a une différence d’échelle et de fonction entre les deux édifices.
L’hôtel de ville de Stockholm est un imposant édifice, ayant nécessité l’emploi de huit millions de briques rouges, articulé sur deux grandes cours. Dominé par son beffroi et se mirant dans les eaux du lac Mälaren, il a une forte identité urbaine. Cumulant fonctions municipale et internationale, avec l’organisation du banquet annuel des prix Nobel, l’hôtel de ville dispose de salles d’apparat. La plus somptueuse est la Salle dorée, tapissée de mosaïques dorées, évoquant l’histoire du pays. Elle met à l’honneur une imposante et étrange reine du lac Mälaren, présentant les principaux édifices de Stockholm.
En se dotant d’une tour de 106 m de haut, dépassant celle de Copenhague, coiffée d’un campanile de neuf cloches, surmonté d’un dôme doré et orné de trois couronnes, le monument est un symbole national.
Cet édifice est aussi une réinterprétation des hôtels de ville médiévaux gothiques en brique des villes hanséatiques : Gdansk, Torun en Pologne …
Cette mairie se singularise par son plan massé et centré, sa puissante tour formant porche, accolée à l’angle droit de la façade et dotée de chaque côté d’un cadran d’horloge.
Le bâtiment comprend deux niveaux d’élévation et un étage de comble, signalé par une grande lucarne-fronton.
Les parements de brique donnent du relief à la façade. Dans la lucarne, la brique se marie aussi avec le béton. Dans un bandeau, se détache la devise républicaine en lettres de béton. Les pavés en céramique et la grille fermant le porche constituent un échantillon des arts décoratifs des années trente.
On retrouve aussi dans l’aménagement intérieur les tendances des années 1930 : l’époque est à la réalisation d’équipements sociaux, culturels, sportifs. Henri Breton renonce à la salle des fêtes avec une cabine cinématographique. La mairie comporte au rez-de-chaussée une perception, un dispensaire avec un cabinet de radioscopie, un service de bienfaisance, au second étage, une salle pour l’éducation populaire et une bibliothèque et au sous-sol, un violon. La santé a pris le pas sur le culturel. Cet aménagement reflète une conception paternaliste et un engagement catholique social.
Avec une grande salle du conseil, éclairée de cinq baies à balconnet, une salle des mariages et aussi un salon, le premier étage est un lieu de représentation et de réception. On y accède par un grand escalier d’honneur en ferronnerie.
L’aménagement des abords avec un parc des fêtes, un jardin paysager avec des bassins et des roseraies, et sur le devant, un buste de Flaubert, l’illustre voisin, n’est pas réalisé.
Dans des mascarons, sous la première corniche, des aigles en grès céramique sont représentés de face, ventrus, les serres et le bec proéminents, les ailes déployées. Non justifiés par l’héraldique locale, ils s’inspirent visiblement de l’art des Goths. En outre, comme girouette, un guerrier franc devait couronner le campanile. Héritées d’une autre époque, les armoiries de Canteleu, trois trèfles et un chevron, se retrouvent dans le fronton.
Il y a un tropisme germanique chez Henri Breton qui se conjugue avec le catholicisme. Sa famille est originaire de la Moselle en Lorraine. Il parle couramment allemand. Sa fille aînée fréquente l’établissement la Rochefoucauld (Frères des Écoles chrétiennes), puis une institution catholique allemande en 1935.
À l’intérieur, le programme iconographique est confié au peintre rouennais Roger Tolmer et réalisé entre 1941 et 1943.
Pour la salle du conseil, le maire commande une œuvre pour célébrer les activités économiques de Canteleu. Le peintre qui aime les grands formats réalise sur le mur une fresque de sept mètres sur quatre, traitée à l’huile sur toile marouflée, s’inspirant des grandes compositions murales de Puvis de Chavannes et des fresquistes de la Renaissance.
Les grands personnages s’inspirent des fresques du palais Te de Mantoue (Italie) par Giulio Romano, notamment dans la salle des Géant.
Dans la partie inférieure de la composition, le peintre évoque les activités portuaires à Croisset et l’industrie à Bapeaume, en esquissant une toiture en shed et une cheminée. La partie supérieure est en partie consacrée à l’agriculture, présente sur les hauteurs de Canteleu. Les scènes champêtres présentent des personnages derrière un cheval ou un bœuf. Tous ces grands personnages sont en plein effort. Leur nudité met en valeur leur puissante musculature. Les modèles sont des conscrits du bataillon de Joinville, incorporant des sportifs. L’idéalisation du labeur est donc manifeste.
Toute la composition est centrée sur une imposante et étrange déesse Cérès, apparaissant sous un arbre et tenant un bouquet d’épis, dans le registre supérieur. Toutefois, assise en majesté et vêtue d’une robe bleu lapis-lazuli, elle a une allure virginale.
La salle des mariages est évidemment consacrée à la famille. Le sujet de la fresque est ancré dans l’espace rouennais. Le groupe familial pose sur le belvédère de Canteleu. Au second plan, la vallée de la Seine avec les aménagements portuaires, et au fond, baignant dans une lumière blanche, la ville de Rouen signalée par les tours de la cathédrale. En fait, Tolmer revisite la Nativité. Les enfants potelés et ingénus ressemblant à des Amours, les femmes éclipsées par un vieillard vénérable qui présente le bébé renvoient à la famille patriarcale biblique.
Ces fresques portent la marque de la culture classique et la sensibilité religieuse de l’artiste. Elles servent aussi les idées du maire qui valorise l’autorité, la famille et la religion. Fruit de la rencontre entre un homme de pouvoir et un artiste plein d’ardeur, ces œuvres sont puissantes et entonnent « un chant immense, universel » selon P. Priol , biographe de Tolmer.
Henri Breton est démis de ses fonctions de maire en 1944. La population ne lui pardonne pas d’avoir dû fournir une liste de requis à l’occupant. Sa germanophilie l’a sans doute desservi. Il est décédé en 1954.
La construction d’un hôtel de ville sur le plateau, place Jean Jaurès, mis en service en 1990, entraîne par conséquent la désaffection et la mise en vente de la mairie de Croisset. Elle est finalement rachetée par le Grand Orient de France en 1994 et reconvertie en loge maçonnique.
Par son architecture d’inspiration nordique et son identité années trente, la mairie de Croisset patrimonialise le port de Rouen et invite au voyage en Europe du Nord.
Pour y aller :
ADSM 2OP516/1-3 Canteleu (Croisset)
Agulhon Maurice, La mairie Liberté Égalité Fraternité, Les lieux de mémoire, Dir. Pierre Nora, Tome I La République, Gallimard, 1984.
Mairies et hôtels de ville. Évolution d’une forme architecturale et urbaine depuis le XIXe siècle, Topos 92, CAUE des Hauts-de-Seine, 1997.
Lejard Alice, Canteleu aux multiples facettes, décembre 2000.
Priol Philippe, Centenaire d’un peintre Roger Tolmer, Collection histoire(s) d’agglo, n°33, 2008.
Sitothèque :
https://www.petitfute.com/v49398-stockholm/c1173-visites-points-d-interet/c937-monuments/c939-batiment-public-hotel-de-ville/197264-hotel-de-ville-stockholms-stadshus.html
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