LA FILATURE LEVAVASSEUR

Une des plus belles friches industrielles d'Europe

La filature Levavaseur se dresse à 20 km de Rouen, près de Pont-Saint-Pierre, dans la vallée de l’Andelle.
Ces ruines ressemblent plus à celles d’une cathédrale de briques qu’à celles d’une usine. Le bâtiment évoque les usines victoriennes de Manchester, Bristol, voire celles de la révolution industrielle en Allemagne, mais avec un aspect religieux plus franchement marqué.

Cet article est une version remaniée d’un précédent article de ce site, écrit par Michel Bienvenu et publié en mai 2021.

Une filature florissante

Le contexte économique

On sait que le coton a été un des principaux moteurs de la Révolution industrielle du XIXe siècle : grâce à lui, sans être un aristocrate, on pouvait disposer d’un tissu léger, lavable, qui ne gratte pas la peau, et surtout dont le prix était rendu de plus en plus abordable par une production de masse : des esclaves produisent la matière première, des ouvriers  surexploités la mettent en forme. Les plus grandes usines d’Europe sont alors souvent des filatures. Une course à la productivité s’est engagée, dans laquelle l’Angleterre reste largement en tête, ce qui n’empêchera pourtant pas la France de Napoléon III de signer avec elle en 1860 un traité de libre-échange.

Un monument flamboyant

En 1792, un architecte rouennais achète l’abbaye de Fontaine-Guérard, devenue bien national. Elle va lui servir de carrière de pierres pour construire une filature de coton, de laine et un moulin à foulon près de son emplacement. En 1822, le baron Jacques Levavasseur (1767-1842) rachète le tout et développe l’activité. Le baron avait déjà fait construire au Houlme une filature. Michelet en parle comme d’un « magnifique hangar féodal ». Les cotons viennent d’Amérique sur ses propres navires, dont l’un s’appelle d’ailleurs Andelle.
Quelques mois après sa mort en 1842, tout est ravagé par un incendie. Mais son fils Charles Levavasseur (1804-1894) rachète des terres, crée un immense domaine autour de Fontaine-Guérard. Il décide de concentrer en une seule unité toute la production.

Charles Levavasseur
Charles Levavasseur
(1804-1894)

Une reconstruction grandiose

Les travaux commencent en 1857.  Afin d’obtenir une hauteur de chute de trois mètres et une réserve d’eau importante pour la turbine, on modifie le cours de l’Andelle.

L’ensemble se compose de deux filatures de conception assez voisine. La plus grande, qui fait près de 100 mètres de long, est haute de 36 mètres, avec quatre niveaux de planchers, soit plus d’un hectare de surface utile.

Les 19 baies en ogive de 18 mètres de haut sont fermées par des vitraux sertis au plomb. Chaque pignon est éclairé par trois autres baies surmontées d’une rosace.
Trois des quatre tours octogonales renferment des escaliers. La quatrième tour contient la cheminée des machines à vapeur qui complètent la turbine hydraulique de 200 CV.  Les meilleures machines à filer de l’époque, achetées en Angleterre, y sont installées.

Une usine d'envergure

Au bout de l’île formée par le canal d’amenée et le cours propre de l’Andelle, se trouve la maison du directeur d’où l’on contrôle entrées et sorties des hommes et des marchandises. Une petite cité ouvrière est construite à une centaine de mètres de l’usine.
La filature tourne à plein régime dès 1860, avec un potentiel de 300 personnes et 60 000 broches (c’est sur la broche que tourne la bobine sur laquelle s’enroule le fil). Rappelons que de nombreuses usines de l’époque n’ont pas plus de 3 000 broches.
Chaque jour, la filature traite 3 à 4 tonnes de coton. La matière première arrive des États-Unis à Rouen en balles de 280 kg,  puis est transportée en train jusqu’à Pont-Saint-Pierre où les chariots de la filature viennent les chercher.

Filature Levavasseur en 1874
Filature Levavasseur,
avant l'incendie de 1874

Le déclin

Des difficultés multiples

À la suite des problèmes d’approvisionnement en coton dus à la guerre de Sécession depuis 1861 et à la concurrence des produits anglais, Levavasseur doit réduire le nombre de broches et met au chômage une partie de ses employés. Lorsque la guerre cesse en 1865, l’approvisionnement reprend, mais la main-d’œuvre a été attirée par d’autres emplois, et il ne restera plus que 155 salariés.

L'incendie de 1874

Le Journal de Rouen le décrit ainsi : « Par les fenêtres ogivales s’élançaient des jets de flammes et de fumée. Par la grande porte donnant sur les machines, un véritable torrent de feu […] se précipitait sur le bâtiment voisin. […] Vers onze heures et demie, un bruit épouvantable se fit entendre ; c’étaient les planchers des quatre étages qui s’abimaient avec leurs métiers jusqu’au rez-de-chaussée. […] À Pitres, à Amfreville sous les Monts, au Plessis, l’on voyait sur les routes de gros charbons à peine éteints, à demi-noircis, que la violence de l’incendie de Radepont avait projetés jusque-là. L’établissement n’était pas entièrement assuré […] les pertes réelles sont évaluées à 4 millions de francs environ. » De la grande filature, il ne reste alors que les ruines que nous connaissons.

Filature Levavasseur après l'incendie de 1874
Filature Levavasseur
après l'incendie de 1874

Une renaissance contrariée

salle des machines
salle des machines

En 1894, Arthur Levavasseur remet en route la petite filature, à nouveau incendiée en 1913. Dans les années 1920, on abandonne la machine à vapeur, une petite centrale hydro-électrique est installée dans un bâtiment en béton armé de style art-déco qui existe toujours, l’usine utilise des moteurs diesel. Une nuit de décembre 1946, un nouvel incendie détruit entièrement la petite filature et met définitivement fin à l’activité industrielle. Seul élément actif de l’ancienne filature, la turbine hydraulique qui venait d’être installée continue à fournir du courant à l’EDF.

Une friche industrielle magnifique

Le lierre a envahi les murs.  Et ce sont 3,8 millions de francs de la Région Haute-Normandie, de l’État, de fonds européens et de l’EPBS qui seront nécessaires pour consolider le haut des tours et des murs, et traiter la végétation. En 2000 le Conseil Général de l’Eure en devient propriétaire et des projets de mise en valeur patrimoniale sont à l’étude pour en faire un lieu de mémoire et de culture.

Charles Levavasseur, homme contreversé

Un patron de choc

Charles Levavasseur construit sa Grande Filature, creuse le canal et installe le barrage sous couvert d’un arrêté qui autorisait un tout autre projet. Parfois, cela met à sec, ou inonde, les installations en aval.

L’administration mettra deux ans à réagir …
Il multiplie fréquemment les procédures peu honnêtes en affaires. Et par exemple, alors même qu’il fait plaider que le retard de mise en marche de sa filature est imputable à la défaillance d’un fournisseur, il reconnaît dans un autre cadre qu’il ne trouve pas la main d’œuvre nécessaire …

En 1840, il fait publier un livre (Esclavage de la race noire aux colonies françaises. Paris Delaunay, 1840). Il exprime odieusement son hostilité à la législation visant à supprimer l’esclavage. Il préfère que l’émancipation des esclaves, « pour autant qu’ils la souhaitassent eux-mêmes et qu’ils y eussent intérêt », vienne de la bonne volonté des colons.

En France, l’esclavage sera supprimé en 1948.

Un politicien conservateur

Chateau_de_Radepont
Château de Radepont

Charles Levavasseur a été maire de Radepont et a siégé comme député de la Seine-Inférieure de 1842 à 1857.
Initialement député libéral, il devînt conservateur et bonapartiste
Il combat la législation réduisant le temps de travail, même pour les enfants, que « par humanité » on ne devait pas séparer de leurs parents !

Il acquiert en 1844 le château de Radepont et le reconstruit en style néo-Louis XIII.

Témoignage d'une ouvrière

Des conditions inhumaines

Lucie Potel, orpheline avec sept frères et sœurs, entre à la filature en 1933, à 12 ans.
Elle fait trois quarts d’heure de marche pour se rendre au travail à 7 heures le matin. Lucie fait une pause à midi pour manger un œuf sur l’herbe. À 18 heures, après dix heures de travail, elle peut rentrer chez elle.
Les congés payés n’existent pas.

Payée à la tâche, il lui faut maintenir une vitesse de rotation assez élevée et surtout raccrocher rapidement les fils qui cassent.

Ouvrières, Lucie Potel, à droite
Ouvrières
Lucie Potel, à droite

Un travail pénible

Lucie conduit plus d’une centaine de bobines, et toutes les deux heures environ elle doit remplacer les pleines par des vides.

Le travail était pénible : bruit des machines, poussière de coton qui voltige partout, courroies qui risquent de vous happer et chaleur en été.

Mais devenue une vieille dame, en 1994, Lucie Potel raconte  : « On avait chacun son métier, c’était la belle vie ». Elle aimait bien, dit-elle, voir repartir le fil sur sa bobine …

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