Gustave Flaubert, par son œuvre novatrice et sa perfection stylistique, a subjugué le monde littéraire.
Mais par sa présence à Croisset, ses attaches familiales, sa détestation des Rouennais, la prégnance de sa province dans son œuvre, il est d’abord ancré à la Normandie. C’est pourquoi la célébration du bicentenaire de sa naissance en 2021 se décline passionnément à l’échelle locale. Et pour célébrer un auteur qui a révolutionné la littérature, les célébrants font assaut d’imagination.
Version remaniée par l’autrice d’un article publié en octobre 2021
L’expression est de Flaubert qui évoque « ses normandismes infinis » dans une lettre à son ami Maxime Du Camp (octobre 1851). En outre, il s’en explique à plusieurs reprises.
Conformément aux idées scientifiques du XIXe siècle sur l’influence des « terroirs » sur la personnalité des individus, Flaubert attribue à son ascendance normande par sa mère son esprit d’indépendance et sa mélancolie. Il aime se penser en barbare, précisément en Viking, qu’il voit comme des êtres indomptables, proches de la nature et épris de liberté.
Il déclare: « Je suis un barbare, j’en ai l’apathie musculaire, les langueurs nerveuses, les yeux verts et la haute taille ». Est-ce pour son caractère rebelle que Maxime Du Camp le décrit comme un Gaulois ? Rebelle, il l’est depuis sa plus tendre enfance, en refusant d’apprendre à lire jusqu’à l’âge de neuf ans, semant la panique dans la famille, puis en écrivant avec une aisance insolente ses premières œuvres de jeunesse vers quinze ans ( Mémoires d’un fou). Viscéralement, il rejette les modèles familiaux et sociaux de son milieu bourgeois.
Alors Flaubert rate ses études de droit, n’embrasse pas de carrière professionnelle, reste célibataire. Après la maladie nerveuse qui le frappe dans sa jeunesse, son père, Achille Cléophas Flaubert, chirurgien en chef à l’Hôtel-Dieu de Rouen, renonce à lui faire suivre des études. Il peut alors poursuivre sa vocation d’écrivain.
Pour lui, l’amour passion aussi est un piège. C’est pourquoi il rompt avec sa belle amante, Louise Colet, en 1854, après une longue liaison à éclipses.
Quant à son tempérament mélancolique, il le met sur le compte de l’influence climatique. Il confie « J’ai au fond de l’âme le brouillard du nord que j’ai respiré à ma naissance ».
Au fond, Flaubert se sent en osmose avec son « pays ».
L’espace occupe une place importante dans la vie comme dans l’œuvre de Flaubert. Les descriptions des lieux sont précises et souvent sensorielles, comme peuvent l’être des espaces vécus.
Pour qui cherche à identifier les lieux, les personnages, la sociabilité, on est bien en Normandie, dans la campagne cauchoise à proximité de Rouen. On y reconnaît les clos masures : « La plate campagne s’étalait à perte de vue, et les bouquets d’arbres autour des fermes faisaient, à intervalles éloignés, des taches d’un violet noir sur cette grande surface grise qui se perdait à l’horizon dans le ton morne du ciel ». Flaubert annonce aussi dans ce roman la couleur de la Normandie : vert cru.
Bien des critiques ont cherché à identifier les personnages du roman. L’affaire Delamare connue de Flaubert offrait des similitudes. Mais, pour l’auteur, Madame Bovary n’est pas réductible à l’histoire malheureuse de Delphine Delamare ou d’autres femmes au destin tragique. Elle n’est pas non plus son reflet. Il se défend d’avoir dit « Madame Bovary, c’est moi, d’après moi ». L’héroïne est sortie de la créativité de son auteur et a été façonnée par un travail d’écriture jusqu’à toucher l’intemporel.
C’est l’histoire d’une femme qui se berce d’illusions et fait fausse route. Mais, comment à partir d’une histoire banale, de personnages plats, d’absence de message, peut-on faire un chef d’œuvre ? Par la perfection de l’écriture, qui crée le vrai et le parti pris de la distanciation. La résultante est un style impersonnel qui devient un nouveau modèle littéraire.
Mais, Flaubert réfute être un romancier réaliste. Pour lui, le réalisme est une affaire d’écriture et de style qui sonne juste. Son perfectionnisme est tel qu’on peut parler de radicalisme de l’écriture. George Sand lui en fait le reproche : « Garde ton culte pour la forme, mais occupe toi davantage du fond ».
L’historien Michel Winock comprend que cette nouvelle esthétique de l’impersonnalité qui « laisse le lecteur juge » avait de quoi décontenancer un lectorat habitué au roman traditionnel édifiant.
L’incessante recherche des lieux du roman, grâce aux indices laissés par Flaubert, a conduit le village de Ry à revendiquer l’honneur d’être le modèle de Yonville-l’Abbaye, puis à s’identifier au village de fiction du roman en s’appropriant l’histoire. Alors Madame Bovary est assurément Delphine Delamare, Charles Bovary, l’officier de santé Eugène Delamare, ancien élève du père de Flaubert, Homais est le pharmacien Jouanne … On prospecte aussi les environs pour établir les correspondances. Le château de Vaubyessard est le château du Héron … Ainsi Ry est devenu le village d’Emma. Sur place, une signalétique atteste la réalité du village de fiction.
Avec Saint Julien l’Hospitalier, Flaubert renoue avec la veine mystique. La légende du saint est racontée dans La Légende dorée de Jacques de Voragine et Flaubert la connaît grâce au vitrail de la cathédrale de Rouen. Dans Madame Bovary, on le voit à travers le regard de Léon qui attend Emma dans la cathédrale.
Avec Hérodias qui figure dans le tympan du portail Saint-Jean de la cathédrale avec la danse de Salomé et la décollation de saint Jean-Baptiste, il renoue avec l’histoire antique et se place dans la veine de Salammbô.
L’histoire d’Un cœur simple se passe dans la campagne normande, du côté de Pont-l’Evêque, le pays de sa mère. Flaubert raconte l’histoire d’une humble servante dont la vie est marquée par le travail et les deuils. La Félicité du conte a quelque chose de Julie, la servante de son enfance. Chef d’œuvre d’humanité et de perfection stylistique, ce roman du terroir était dédié à George Sand, pour lui montrer qu’il est aussi un être tendre et sensible et pas seulement un écrivain froid. Mais son amie est décédée avant la parution du roman.
Flaubert émaille ses romans normands de mots et d’expressions venant du patois cauchois ou des parlers normands, ayant perçu la richesse du dialecte régional. Ainsi, le temps « crassineux » évoque une Normandie triste.
À l’origine des dissensions, il y a sans doute la scène du fiacre dans Madame Bovary.
La bourgeoisie rouennaise ne peut comprendre que ce fils et frère de chirurgiens éminents ne travaille pas, écrire n’étant pas un travail.
Lorsque Flaubert se déchaîne dans une Lettre à la municipalité de Rouen (1872), qui refuse un endroit pour édifier un monument à son ami Bouilhet, décédé en 1869, stigmatisant au passage tous les bourgeois, il crée la rupture. La haine s’installe lorsqu’ils découvrent dans sa Correspondance, publiée après sa mort, des phrases assassines comme « Le bourgeois de Rouen est toujours quelque chose de gigantesquement assommant et de pyramidalement bête ».
Ultime règlement de compte, peu de Rouennais suivent le convoi funèbre menant Flaubert au Cimetière Monumental et aucun fonctionnaire municipal ne se dérange. Zola raconte qu’à l’enterrement de son ami, le 11 mai 1880, « on n’aurait peut-être pas compté deux cents Rouennais dans le maigre cortège. […] Beaucoup ne savaient même pas quel était le mort qui passait ; et, quand on leur nommait Flaubert, ils se rappelaient seulement le père et le frère du grand romancier […]. La vérité doit-être que Flaubert, la veille de sa mort, était inconnu des quatre cinquièmes de Rouen et détesté de l’autre cinquième ».
Sa tombe au Monumental est bien modeste, limitée à une étroite stèle blanche comme celle de sœur Caroline, au pied des monuments funéraires de ses parents.
Dans le cadre d’un programme iconographique sur l’écriture, un Flaubert en pied est représenté par le fresquiste Paul Baudoüin, dans la bibliothèque municipale (1889).
Pas de statuomanie pour Flaubert. Un bas-relief antiquisant est bien inauguré en son honneur en 1890 dans le square Verdrel. Mais la statue en bronze du sculpteur Bernstamm (1907) est financée par un comité parisien et l’inauguration est confidentielle. Fondue durant la Seconde Guerre mondiale, elle est refaite en 1965 et érigée place des Carmes.
En 1951, Flaubert n’est doté que d’une demi rue, commençant de l’autre côté du boulevard des Belges. La première partie qui part de la place du Vieux Marché reste rue de Crosne. En compensation, le rang d’avenue !
En 1963, un lycée lui est consacré. A l’origine, un collège technique de filles, en zone périphérique.
En 2006, on lui dédie le 6e franchissement de Rouen. Et aux médias de saluer le Pont Flaubert comme un évident signe de réconciliation entre l’écrivain et la ville de Rouen !
Flaubert est né à l’Hôtel-Dieu de Rouen (12 décembre 1821) et décédé à Croisset (8 mai 1880) où il passe une grande partie de son existence.
Suite à sa maladie, son père a acheté la maison de Croisset en 1844, en bordure de Seine, qui lui offrait un cadre serein. La famille s’y installe aussitôt. Après le décès de son père et de sa sœur Caroline, en 1846, la vie se réorganise avec sa mère et sa nièce Caroline qu’il faut élever. Lorsque sa mère décède en 1872, la maison lui semble bien vide. Heureusement, elle lui a légué la ferme de Deauville qui lui assure des revenus, et en usufruit la maison de Croisset. Il peut donc continuer à y vivre.
Depuis l’Egypte, Flaubert pense avec nostalgie à sa maison : « Là-bas, sur un fleuve plus doux, moins antique, j’ai quelque part une maison blanche dont les volets sont fermés, maintenant que je n’y suis pas. »
Un flaubertien note qu’il y a chez l’écrivain à la fois « le désir de partir » et « celui de s’enfermer ».
En effet, Flaubert s’offre des escapades à Paris, où il mène une vie mondaine et libertine. Mais le Viking fait aussi des voyages exotiques. Avec son ami Maxime Du Camp, il fait un long voyage en Orient (1849 – 1851). En 1858, il part en Algérie et à Carthage, en prévision de son roman Salammbô.
Lorsqu’un projet littéraire se dessine, Flaubert fait de longues recherches documentaires. Puis après l’élaboration du scénario, commencent les affres de la composition, intégrant le test du « gueuloir » quand le texte prend forme, pour tester la musicalité de la phrase. À la fin, il lit son œuvre à ses amis, au cours de longues séances. Bouilhet est « son accoucheur littéraire ».
Les mariniers et les Rouennais qui se rendent le dimanche à la Bouille en bateau, essaient d’apercevoir le personnage en train de déclamer, vêtu de sa longue robe de chambre et d’un pantalon à l’oriental.
Seuls ses amis sont conviés à Croisset, mais pas ses maîtresses, surtout pas Louise Colet. À Croisset, Flaubert pratique l’amour épistolaire, qui ne dérange pas sa tranquillité ! Il y invite aussi des écrivains : Maupassant, les frères Goncourt, Tourgueniev ainsi que George Sand en 1866. Et le mélancolique savait faire rire ses amis !
En rapport avec la retraite que s’impose l’écrivain et la proximité des abbayes, le lieu est présenté à la fin du XIXe siècle comme l’ermitage de Croisset et Flaubert comme « l’ermite de Croisset », voire un écrivain des champs, comme Corneille.
Puis, après la maison de Corneille à Petit-Couronne (1878), les décideurs locaux décernent le label de Maison d’écrivain à la demeure de Flaubert. L’objectif est de montrer l’existence d’une identité normande.
Depuis 1881, il ne reste plus que le « pavillon Flaubert », à l’angle de la propriété, la maison ayant été vendue par sa nièce et détruite pour construire une usine qui sera rachetée par la papeterie Aubry.
Alors faute de pouvoir vanter les charmes de la belle demeure du XVIIe siècle, les chantres de la Normandie n’ont cessé de tarir d’éloges la belle allée de tilleuls, censée être typique des propriétés normandes. Pourtant à cette époque, le site est déjà rattrapé par l’industrialisation.
Le pavillon, acheté par le Comité Flaubert, est transformé en 1906 en musée, donné à la ville de Rouen en 1907 et géré par la bibliothèque municipale. A l’occasion, le pavillon Flaubert joue sa carte. En 1911, il est associé au Millénaire de la Normandie. En 1921, pour le centenaire de la naissance de l’écrivain, Croisset se bat pour rester l’épicentre mémoriel, aidé par l’Association des Amis de Flaubert. Puis, la reconstitution de la chambre natale de Flaubert, en 1923, fait de l’appartement de l’Hôtel-Dieu un sanctuaire flaubertien.
En 2019, le pavillon Flaubert et le musée Flaubert et d’Histoire de la médecine sont réunis aux Musées de la Métropole.
Faute de disposition testamentaire, contrairement à Victor Hugo, les livres et les manuscrits de Flaubert échoient à Caroline Commanville, la nièce. Celle-ci gère au mieux le legs, en fonction de ses intérêts et avec le souci de préserver la réputation de son oncle. C’est pourquoi elle vend une partie des livres de sa bibliothèque et fait disparaître certains écrits. Des ouvrages sont légués aux collections publiques, notamment les romans normands – Madame Bovary, Bouvard et Pécuchet, donnés en 1914 à la Bibliothèque municipale de Rouen. Ceux de Louis Bertrand, un académicien ami de Caroline, reviennent en grande partie à Croisset.
À la mort de Flaubert, il y avait 1689 ouvrages, actuellement on en compte 1628, dont un bon millier ayant appartenu à Flaubert. Ils sont toujours dans ses trois bibliothèques en chêne, aux colonnes torsadées, placées à l’origine dans son cabinet de travail, puis en 1990 dans l’hôtel de ville de Canteleu et maintenant dans le pavillon Flaubert.
Certains livres de travail sont annotés. Les dédicaces montrent son réseau littéraire.
La conservation des œuvres dans les lieux publics fait le bonheur des chercheurs flaubertiens. Ainsi Gabrielle Leleu (1893-1971), devenue bibliothécaire à la Bibliothèque municipale de Rouen, travaille à partir de 1931 sur le manuscrit de Madame Bovary et les brouillons pour produire une « nouvelle version », dite Pommier-Leleu, intégrant les textes inédits (1949).
Yvan Leclerc, à la tête du laboratoire de recherche de l’université de Rouen, a lancé la mise en ligne de tous les documents venant de Flaubert, et à partir du corpus, l’étude critique des œuvres.
L’association des Amis de Flaubert et de Maupassant est très active, à l’échelle de la région et de la France. Son bulletin publie des articles innovants et fait le point sur l’état de la recherche. Un Hôtel littéraire Flaubert a ouvert ses portes en 2015 à Rouen.
Madame Bovary reste une référence. Devenu intemporel et universel, le personnage d’Emma inspire de nombreuses adaptations, littéraires, audiovisuelles, graphiques, cinématographiques. Isabelle Hubert, l’inoubliable Emma du film de Chabrol (1991), était la présidente de Flaubert 21.
Flaubert, qui s’est ingénié à devenir invisible dans son œuvre, lui dont le patronyme renvoyait au père, est finalement devenu un maître de la littérature contemporaine et un ambassadeur de la Normandie.
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