En Europe, le parfum de scandale attaché à Madame Bovary apporte à Flaubert une notoriété immédiate. Concernant la forme, sa volonté d’élever l’écriture au niveau de l’art est incomprise. Seul le milieu littéraire italien engage une réflexion à ce sujet. La réception de ses œuvres en Europe est inégale. Elle nécessite des relais dans le champ littéraire et notamment d’excellents traducteurs pour restituer la perfection stylistique. Puis, dans les dernières décennies du XIXe siècle, le romancier fait des émules en Europe. D’un autre côté, Don Quichotte est une source d’inspiration pour Flaubert. De même l’Europe où il puise des émotions créatrices au cours de ses voyages.
Version remaniée par l’autrice d’un article publié en avril 2021
Les voyages culturels en Europe font partie de l’art de vivre dans la bourgeoisie à laquelle appartient la famille de Flaubert.
Flaubert séjourne deux fois en Italie, avec un retour par la Suisse. En 1845 , toute la famille s’invite au voyage de noces de sa sœur Caroline, en Italie du Nord. Au palais Balbi à Gênes, il est impressionné par un tableau de Bruegel le jeune, La Tentation de saint Antoine. Alors germe l’idée d’écrire un jour sur ce thème mystique.
Plus tard, le retour de son périple en Orient passe aussi par l’Italie. À cette occasion, le voyageur visite Naples et les sites antiques. Sa mère vient le rejoindre à Rome (mars-mai 1851) et ils visitent ensuite Florence et Venise.
Entre temps, la situation politique a bien changé en Italie. En cause, les révolutions en 1848, les guerres, suivies de politiques réactionnaires. La crise est palpable, mais Flaubert ne fait aucun commentaire dans ses notes. Il glisse seulement dans une lettre une allusion sur Naples : « Le carnaval est assez triste, et pour cause, il y a 35 000 prisonniers politiques ». Féru de culture latine, ne veut-il voir que l’Italie antique ?
Il est d’abord déçu par Rome, la ville antique disparaissant sous les strates de la civilisation chrétienne : « Je cherche la Rome de Néron, et je n’ai trouvé que celle de Sixte-Quint […]. La robe du jésuite a tout recouvert d’une teinte morne et séminariste » (lettre à Bouilhet). Il enrage de voir que le Colisée est christianisé. En revanche, il est ébloui par la Rome du XVIe siècle, en particulier par la chapelle Sixtine de Michel Ange, les objets d’art et passe beaucoup de temps dans les musées. Le tableau de Véronèse, L’enlèvement d’Europe « l’excite énormément ». Donc « Il faut prendre Rome comme un vaste musée et ne pas lui demander autre chose que du XVIe siècle ».
De retour d’Orient, il fait aussi étape en Grèce en décembre 1850 et découvre Athènes. Il admire l’Acropole : « La vue du Parthénon est une des choses qui m’ont le plus profondément pénétré de ma vie ». Surtout, il est frappé par la précision architecturale d’un mur nu, ce qui le conduit à valoriser le principe d’exactitude et la pureté structurale. Il transpose donc ces principes dans l’écriture en recherchant le vrai et la perfection de la forme. Il rend aussi visite à Canaris, un héros de l’indépendance grecque, auquel Victor Hugo a dédié une de ses Orientales. Mais il est déçu, le héros est fatigué et embourgeoisé.
Concernant l’Angleterre, il séjourne trois fois à Londres : en 1851, avec sa mère, en 1865, pour rendre visite à Juliet Herbert, sa discrète fiancée anglaise, ancienne préceptrice de sa nièce Caroline, et en 1871, pour aller voir sa nièce chérie, réfugiée outre-Manche pendant la guerre de 1870. Lors de son séjour de dix-sept jours en 1865, il visite le British Museum, la National Gallery, Hampton Court, Kensington. Ses notes dans le Carnet 13 renseignent sur ce séjour.
A son retour, il gagne Baden-Baden en Allemagne où il retrouve son ami Maxime Du Camp et peut-être Mme Schlésinger, le modèle de Mme Arnoux dans l’Éducation sentimentale qu’il est en train d’écrire. Dans cette ville, vivent aussi Pauline Viardot et son ami Tourgueniev. Pianiste virtuose, compositrice et cantatrice, Pauline Viardot est acclamée par le tout-Paris. Grande amoureuse, au cœur d’un ménage à trois, avec son mari et Ivan Tourgueniev, elle a l’étoffe d’une héroïne romantique. Inquiétés en France pour avoir caché des « conspirateurs » italiens, Louis Viardot et son épouse sont en fait des exilés au cœur de l’Europe.
N’ayant pas publié ses premières œuvres, sa première Éducation sentimentale et la version initiale de La Tentation de saint Antoine, Flaubert est inconnu en Europe jusqu’à la publication de Madame Bovary en 1856. Aussi ses voyages ne favorisent guère les contacts littéraires. Ils lui permettent toutefois de s’imprégner de l’histoire de l’Antiquité, de culture religieuse et de faire de fructueuses observations. Mais la situation politique de l’Europe n’est pas son sujet avant la seconde version de L’Éducation sentimentale (1869).
L’orientalisme est à la mode en Europe au début du XIXe siècle. La génération romantique va chercher l’inspiration en Orient.
Depuis sa jeunesse, Flaubert aussi rêve d’aller en Orient, ailleurs lointain fantasmé. Mais pour lui, c’est aussi un lieu de vieille civilisation immobile, alors que l’Europe est bouleversée par le progrès. Il part en compagnie de son ami Maxime Du Camp et met le cap sur l’Égypte depuis Marseille, en octobre 1849, avec le consentement de Madame Flaubert. L’égyptomanie aidant, les deux amis éprouvent une sensation de vertige devant les pyramides de Gizeh et le Sphinx (décembre 1849). Ils remontent le Nil sur une cange jusqu’à la seconde cataracte, puis au retour, visitent des sites. Ils passent ensuite au Proche Orient, reviennent par Constantinople, la Grèce, l’Italie … Le voyage aura duré dix-huit mois. Á Croisset, Flaubert peut ensuite se consacrer à l’écriture.
En Orient, Flaubert goûte à tous les plaisirs. Il expérimente la liberté au cours de chevauchées dans le désert qui le rapprochent des nomades. Mais il ne se laisse pas prendre au piège de l’exotisme comme ses contemporains et pratique une observation distanciée. L’écrivain fait le plein de couleurs, d’images, de souvenirs voluptueux qui enrichissent son imaginaire et développent une perception sensorielle. Ce monde sensible, il le restitue dans son œuvre. Il y a quelque chose de Koutchouk-Hânem, la fascinante prostituée d’Esneh, dans Salammbô. La chorégraphie troublante d’Azizeh, jeune danseuse de Haute-Égypte, avec un jeu de tête évoquant la décapitation, a pu inspirer la danse de Salomé dans Herodias. Mais le rebelle n’idéalise pas la civilisation orientale car il y rencontre le pire de la « bêtise » humaine : l’esclavagisme.
En avril 1858, Flaubert réalise que pour avancer dans l’écriture de Salammbô, il a besoin de voir les lieux. Il part donc faire du repérage en Tunisie, via l’Algérie. Il visite Carthage, Utique, le littoral, l’ouest de la Tunisie, les confins de l’Algérie. A Carthage, il précède le père Alfred-Louis Delattre, originaire de Déville-les-Rouen, qui consacre sa vie aux fouilles archéologiques du site antique.
Le plaisir d’avoir retrouvé l’Orient, les repérages, tel un cinéaste, permettent à l’écrivain d’avoir la vision du roman et de relancer l’écriture. D’autre part, la méconnaissance de la civilisation punique, anéantie par les Romains, lui donne une grande liberté de création.
Flaubert observe aussi le Maghreb contemporain. Témoin de la conquête coloniale française, il affirme son anticolonialisme, qui s’appuie aussi sur le refus des frontières, le rêve d’une citoyenneté mondiale, l’admiration des civilisations nomade et arabe. Il dénonce l’impérialisme de l’Europe, les pseudo finalités civilisatrices de la colonisation, l’ethnocentrisme. Toujours rebelle, il admire Abd el Kader. Le mot « Colonie » fait l’objet d’un aphorisme dans Le Dictionnaire des idées reçues.
Dans l’Angleterre victorienne, la publication en France de Madame Bovary déchaîne la critique dans les revues littéraires pour son immoralité. L’école du réalisme est également rejetée. À partir de 1857, les pires mots qualifient les œuvres de Flaubert : « laid », « dégoutant », « révoltant », « repoussant ». Évidemment, depuis Napoléon Ier, subsiste entre la France et l’Angleterre une certaine défiance et l’immoralité est vue comme l’expression de la décadence de la France, un pays où l’on ne croit plus en Dieu…C’est la notice nécrologique sur Flaubert dans le Times qui montre aux Anglais son importance en France. En 1886, apparaissent les premières traductions de ses œuvres. Les Trois contes sont un succès. Au moins, on reconnaît la perfection de son style. De son côté, Flaubert apprécie la littérature anglaise : Shakespeare, Walter Scott et avec quelques réserves, Dickens.
À la fin du siècle, avec le recul de la moralité pour juger l’art et l’acceptation du réalisme, la perception de l’écrivain évolue. Il est finalement regardé comme un maître du roman et l’artisan de la liberté dans l’art. Le moment Flaubert dure jusqu’en 1930.
La réception d’un auteur dans un pays étranger passe par la traduction qui est un véritable défi, puisqu’il faut aussi transcrire le style de l’écrivain.
La conjoncture politique de l’Allemagne au milieu du XIXe siècle et la médiocrité des traductions ne sont guère favorables à Flaubert. L’échec de la révolution bourgeoise de 1848 entraîne un développement d’un régionalisme littéraire, aux dépens de la littérature étrangère. Ses œuvres sont traduites au fur et à mesure, mais les premières traductions affadissent l’œuvre et desservent l’écrivain. Il faut attendre le début du XXe siècle pour que l’éditeur Bruns vise une édition de qualité et publie les œuvres complètes en 1904. Sous sa direction, la traduction de Madame Bovary réalisée par Schickele fait écho au texte de Flaubert : économie de mots, sobriété, phrases courtes. La performance est saluée et met Flaubert en lumière. L’œuvre de référence au début du XXe siècle est L’Éducation sentimentale.
L’offre de nouvelles éditions de qualité en Allemagne et en Suisse dans les années 1990 relance Flaubert. Les traductions deviennent même l’objet d’expériences littéraires. Mais contrairement au reste de l’Europe, le déclic ne se produit pas en Allemagne.
Du vivant de Flaubert, aucune traduction de ses œuvres et aucun contact ne sont amorcés, même si quelques écrivains le remarquent.
Madame Bovary est la première œuvre traduite (en 1881) et la plus exploitée, suivie de Salammbô (1905), des Trois contes (1906), de L’Éducation sentimentale (1908).
On trouve quelques échos de Flaubert dans l’œuvre de Matilde Serao, notamment dans Fantasia (1881) qui s’inspire de Madame Bovary.
À la fin du XIXe siècle, et avant la France, le milieu littéraire italien saisit l’originalité des réflexions de Flaubert sur l’art et l’importance de la forme. D’Annunzio et Pirandello lui sont redevables. L’intérêt grandissant pour l’écrivain dans les années 1930 explique la multiplication des études sur son esthétique. La traduction remarquable de Madame Bovary en 1936 par Diego Valeri fait ressortir le travail stylistique de l’auteur. Dans la seconde moitié du XXe siècle, se développe l’étude critique des textes flaubertiens à partir de Bouvard et Pécuchet et de L’Éducation sentimentale, incluant les manuscrits de Rouen. Bouvard et Pécuchet est aussi la source d’inspiration du roman d’Alberto Arbasino, Fratelli d’Italia (1963).
En Italie, Flaubert devient vite une référence. Les chercheurs italiens continuent d’apporter leur contribution aux recherches menées par le Centre Flaubert de l’université de Rouen.
La lecture de Don Quichotte dans l’enfance de Flaubert a eu une influence déterminante sur sa créativité. Elle est visible dans Madame Bovary. Vivant dans l’illusion, confondant fiction et réalité, leurs personnages se ressemblent. Flaubert s’autorise aussi la parodie : le retour de Charles Bovary à Yonville, après ses visites aux malades, assoupi sur son âne, est don quichottesque. Les péripéties de Bouvard et Pécuchet rappellent aussi les mésaventures du couple littéraire de Cervantes.
De la fin du XIXe siècle jusque dans les années 1930, les œuvres de Flaubert ont été fréquemment traduites en espagnol. Madame Bovary a été traduit librement par Amancio Peratoner, avec un titre tendancieux : Adúltera (1875). Le roman est aussi titré Señora Bovary, mais en général, on garde le mot Madame. La traduction la plus connue est celle de Pedro Vances (1923). Consuelo Berges renouvelle la traduction (1984).
Pendant la période franquiste, Flaubert n’est plus édité en Espagne. Mais il est beaucoup lu dans les années 1960 pour compenser le vide culturel de la période. Avec le rétablissement de la démocratie, l’édition de ses œuvres repart, de qualité inégale. Traduit pour la première fois, Bouvard et Pécuchet bénéficie d’une bonne traduction de la part d’une Argentine, Aurora Bernardez (2008).
Flaubert a aussi influencé la création littéraire espagnole. Avec La Regenta de Leopoldo Alas dit Clarín (1884-1885), l’Espagne a sa version de Madame Bovary, qui fait couler aussi beaucoup d’encre. Dans cet ouvrage, il y a une femme mal mariée qui s’ennuie au fin fond de sa province, un séducteur froid, la tentation du mysticisme, un adultère tragique. Cela ressemble tellement à du Flaubert que la critique se retourne contre l’auteur, accusé de « afrancesamiento », c’est-à-dire de « frenchification », ou plus simplement de plagiat. Il faut dire que le souvenir des exactions napoléoniennes entretient des rancœurs.
Mais l’auteur ne pratique pas l’impersonnalité et a pour ses personnages une certaine tendresse, ce qui change la tonalité de l’œuvre. « La Régente » est bel et bien un chef d’œuvre du réalisme littéraire espagnol du XIXe siècle.
Au XXe siècle, d’autres écrivains s’engagent dans ce courant réaliste, tel Benito Pérez Galdós.
Grand ami de Flaubert, Tourgueniev devient son ambassadeur en Russie. Il tente d’attirer l’attention des lecteurs russes sur Madame Bovary et Salammbô. Il traduit en russe Hérodias et Saint Julien l’Hospitalier (1877). Mais le succès n’est pas au rendez-vous. Un frémissement se produit avec L’Éducation sentimentale (traduit en 1870). Quand on apprécie Flaubert en Russie, on loue son réalisme sans concession, sa connaissance de la société française. Quand on le critique, on prend son parti pris d’impersonnalité pour de l’indifférence et du cynisme envers ses personnages. À cette époque, la radicalité de Flaubert n’est pas entièrement perçue en Russie.
Chaque pays a son œuvre préférée, mais Madame Bovary est le roman le plus lu et le plus traduit. Cet ouvrage permet à Flaubert de percer en Europe au XIXe siècle et reste un ambassadeur culturel. Mais le romancier n’aurait pu devenir une référence de la perfection stylistique, sans ses relais dans le champ littéraire. Traducteurs, éditeurs, romanciers inspirés par ses œuvres, chercheurs italiens y ont contribué.
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