GUSTAVE FLAUBERT (III)

La réception dans le monde non occidental

Au XIXe siècle, l’œuvre de Flaubert s’impose en Europe, propulsée par Madame Bovary et servie par une nouvelle écriture romanesque. Comment se passe au XXe siècle sa réception dans le monde non occidental où la culture du roman et de l’intime n’existe pas  ? De plus, le contexte socio-culturel du roman est incompréhensible. Dans le bloc communiste, on éradique la culture bourgeoise et on russifie. Alors, les intellectuels, la traduction, L’État  jouent forcément un rôle important. De même le rapport à l’Europe. 

Version remaniée par l’autrice d’un article publié en décembre 2022

 

Dans les aires culturelles non occidentales

La réception tardive de Flaubert en Turquie

La jeune République turque et Flaubert

La proclamation de la République turque en 1923, sur la base des valeurs universelles, tournée vers l’occident pour moderniser le pays, aurait dû profiter à Flaubert. Or, Madame Bovary n’est traduite en turc qu’en 1936 et les autres œuvres bien plus tard. 

À l’origine de ce retard éditorial, les positions de Flaubert, perçu comme un défenseur des valeurs orientalistes et un adversaire du monde moderne. Certes, le souci de moralité joue aussi. Ce n’est que dans les dernières décennies du XXe siècle que d’éminents universitaires traduisent pour le compte de grands éditeurs les œuvres de Flaubert. Depuis 2000, Madame Bovary fait partie des cent œuvres fondamentales listées par le Ministère turc de l’Éducation, que doivent connaître les élèves et les étudiants. C’est aussi l’œuvre la plus traduite, avant L’Éducation sentimentale.

Pamuk, admirateur de Flaubert

Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature en 2006, est un grand admirateur de Flaubert : il loue son existence d’ermite, son refus des succès faciles, sa capacité de s’indigner en utilisant l’ironie, et surtout sa technique narrative, à savoir le style indirect libre. Il considère que Flaubert a légué à la Turquie l’art du roman.

Education sentimentale monde non occidental
L'Education sentimentale, traduction de Gönül Egitimi sous le titre Un roman pour jeune homme
Madame Bovary chez Alkim
Madame Bovary, Editions Alkim (Turquie)

Dans les pays arabes

Madame Bovary édité par Mourad Helmi
Madame Bovary, édité par Mourad Helmi, Le Caire, 1956

La réception de Flaubert

Dans un monde où le contexte culturel, social, religieux est très différent, les romans de Flaubert peuvent interloquer. Mais de brillants intellectuels favorisent leur réception. L’opinion positive sur Flaubert dans ces pays joue aussi. On sait qu’il admire et respecte la culture des pays arabes. Ses œuvres sont donc traduites sans contrainte éditoriale depuis la fin du XXe siècle. En témoignent les travaux d’Arselène Ben Farhat. D’ailleurs, la ligne directrice qui s’impose est de rester fidèle au texte français.

 

Le travail d'explicitation des romans

Néanmoins, pour permettre aux lecteurs de comprendre le contexte dans lequel évoluent les personnages flaubertiens, les traducteurs ont choisi d’insérer des notes de bas de page plutôt que d’adapter les textes. Ainsi Mourad Helmi qui édite Madame Bovary précise que si les dames de l’aristocratie recouvrent leur verre avec leurs gants, c’est qu’elles ne doivent pas boire. Dans ses éditions de 1956, il choisit de placer  des illustrations graphiques pour guider le lecteur. Salammbô est particulièrement truffé de notes. Le traducteur Tayeb Triki utilise aussi le support de l’iconographie (2008). 

Traduire sans trahir

Pour ne pas trahir Flaubert, on ne change ni le titre des œuvres, ni les noms et la personnalité des personnages, ni leur réseau. On respecte aussi le cadre spatial et temporel. Tout juste ajoute-t-on occasionnellement un sous-titre explicite. Ainsi le sous-titre de « l’Épouse infidèle » est ajouté à Madame Bovary dans plusieurs traductions.
Rompus à ce travail difficile de traduction, certains traducteurs deviennent romanciers. Ainsi l’Égyptien Mohamed Mandour, traducteur de Madame Bovary en 1993. 
Mais actuellement en Afrique du Nord, on s’autorise une réécriture des romans de Flaubert pour la littérature jeunesse, en plein essor. 

Au Japon

Le Japon reste fermé à l’influence occidentale jusqu’à la fin du XIXe siècle. Les œuvres de Flaubert ne sont publiées qu’à partir de 1915, à commencer par Madame Bovary, en version expurgée. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les publications se multiplient en raison d’une législation floue sur le droit de traduction. Puis l’essor économique du pays, dans les années 1960-1970, propulse Flaubert.

Pensant qu’ils avaient d’abord à apprendre de l’occident et devaient en assimiler les techniques et la culture, les Japonais publient toutes les œuvres de la littérature mondiale. Flaubert est présent dans de nombreuses collections. Le roman trouve rapidement son public, notamment Madame Bovary, l’œuvre la plus traduite. La Légende de saint Julien l’Hospitalier est également appréciée, publiée à la fois dans les littératures jeunesse, fantastique et chrétienne.

De plus, l’évolution rapide de la langue japonaise rend nécessaires de nouvelles traductions. Au Japon, l’influence de Flaubert se traduit aussi par la naissance d’une analyse critique moderne.
La popularité de Flaubert est telle que Yumiko Igarashi adapte en manga Madame Bovary en 1997, traduit en français en 2013.

Madame Bovary, manga de Yumiko Igarashi
Madame Bovary, manga de Yumiko Igarashi, 2013
Madame Bovary, manga de Yumiko Igarashi, monde non occidental
Madame Bovary, manga de Yumiko Igarashi, 2013

LA RÉCEPTION DE FLAUBERT dans le monde communiste

Maxime Gorki
Maxime Gorki
Théâtre Bolchoï à Moscou
Théâtre Bolchoï à Moscou
Salammbô ballet Bolchoï 1910, monde non occidental
Salammbô, Ballet Bolchoï, 1910

En URSS

Le réalisme de Flaubert idéologisé

Grâce à Tourgueniev les œuvres de Flaubert sont diffusées en Russie à la fin du XIXe siècle et Flaubert devient une icône dans ce pays.

Après la révolution russe de 1917, la promotion de l’écrivain est assurée par Maxime Gorki et le ministre de l’Éducation qui veulent voir dans ses œuvres une critique réaliste de la société bourgeoise. Dans le cadre d’une politique de vulgarisation de la littérature à destination des masses, Madame Bovary et Salammbô font l’objet de rééditions simplifiées.
À l’époque soviétique, dans les années 1930, on s’intéresse de nouveau au réalisme de Flaubert, présenté par comme un écrivain bourgeois, ennemi de la bourgeoisie, vivant dans une époque intermédiaire. On regrette toutefois qu’il ne se soit pas dissocié de sa classe sociale et n’ait pas adhéré à la lutte révolutionnaire. Toutefois, on s’empresse de traduire à nouveau ses œuvres sous le contrôle de l’État. 

Les retraductions

Mais les purges staliniennes éliminent de nombreux traducteurs. Pourtant ses œuvres complètes sont éditées en 1933 par la grande maison d’édition de Mark Eykhengolts, associé au « ministre » Lounatcharskiy. Les traducteurs qui plaisent au pouvoir sont consacrés et leurs traductions deviennent « canoniques ». La dernière retraduction russe de Madame Bovary par Lyoubimov est rééditée quarante fois à partir de 1958. La retraduction consiste à adapter les textes pour qu’ils soient conformes au style des grandes œuvres de la littérature russe. C’est la condition pour entrer dans l’espace littéraire russe. Ainsi Flaubert est revu à l’aune de Gontcharov et Tourgueniev.

Etudes et adaptations

Flaubert a aussi les honneurs de la scène. On adapte et on joue Madame Bovary au théâtre et en 1932, le théâtre Bolchoï monte Salammbô en ballet, intégrant des scènes de masse. 

Dans les années 1930, Reïsov, tout en restant marxiste, fait une analyse critique des œuvres de Flaubert. En 1969, il publie Le roman français au XIXe siècle.  Depuis la fin des années 1980, on s’intéresse aux œuvres encore non traduites, aux traductions antérieures à la révolution russe et à celles de l’époque soviétique avec leur appareil critique. Dans la période postsoviétique, on ressort des traductions d’auteurs évincés. Toutefois, on n’assiste pas à une nouvelle dynamique de traduction.  En revanche, les films, les adaptations théâtrales et chorégraphiques se multiplient.

En Ukraine soviétique

Sauver la culture ukrainienne

Flaubert a été traduit dès l’origine en ukrainien, lorsque l’Ukraine était intégrée dans les empires russe et austro-hongrois. C’est de la partie autrichienne que proviennent les premières traductions. Puis, dans l’Ukraine morcelée entre 1921 et 1939, le sauvetage de la culture et l’ancrage à l’Europe passent plus que jamais par la littérature et les traductions en ukrainien. À l’époque de l’URSS, l’ukrainien est reconnu comme langue nationale, mais la russification de la culture représente une menace. Après la Seconde Guerre mondiale, toute la génération de brillants traducteurs et d’intellectuels du monde de l’édition est éliminée. Alors la traduction de Madame Bovary et des autres œuvres se fait à partir du russe. Pour les Ukrainiens, le maintien de leur langue demeure une priorité. 

 

Le sauvetage de la langue ukrainienne

 

Mykola Loukac est l’auteur en 1955 d’une traduction à partir du français de Madame Bovary qui devient une référence. La richesse du style de Flaubert le conduit à utiliser une langue authentique qui alimente un fonds linguistique. Ayant aussi traduit Don Quichotte et Faust, on lui confie des responsabilités littéraires. Mais dans les années 1960, il commence à déplaire en s’opposant à la russification de la langue ukrainienne. Le conflit avec les maîtres du pouvoir éclate en 1970 : on lui reproche l’emploi de mots connotés ukrainiens et on cherche à l’exclure du champ littéraire. De plus, il défend la liberté d’expression et soutient des dissidents. En 1973, il est licencié de partout et privé de moyens de subsistance. Mais il refuse de se soumettre. Ses travaux sont publiés après sa mort. Dans le monde littéraire, on salue son combat pour la sauvegarde du patrimoine linguistique et la culture nationale.

Dénomination russe et ukrainienne de Kiev
Dénomination russe et ukrainienne de la ville de Kiev
Manifestation de défense de la culture ukrainienne avril 2022
Manifestation de défense de la culture ukrainienne. AFP/Kena Betancur

En Slovaquie (Tchécoslovaquie)

L'Education sentimentale, M. Levy, 1870
L'Education sentimentale, Michel Levy, 1870, BNF

La réception de Flaubert est tardive : après la Seconde Guerre mondiale. L’œuvre qui s’impose dans ce pays est L’Éducation sentimentale. Ce roman inspire dans les années 1960 quelques jeunes écrivains qui dans leur version de L’Éducation sentimentale utilisent l’ironie pour critiquer la nomenklatura.

En conclusion

Au cours du XXe siècle, Flaubert s’impose dans le monde non occidental où le contexte social et culturel est différent. Le travail de brillants traducteurs lui assure un lectorat. La réception de l’écrivain, favorisée par certains États, sert des projets d’ouverture culturelle qui font naître une pensée moderne. Dans le monde communiste, l’œuvre de Flaubert est recadrée. En Ukraine, l’enjeu des traductions  est le sauvetage de la langue et de la culture nationale.  

Image d'un article sur le monde non occidental dans OpenEdition Journals
Image d'un article dans OpenEdition Journals

Pour y aller :

Sources

Ben Fahrat Arselène, « La réception des œuvres de Flaubert dans les pays arabes. Traduire et adapter sans trahir ? », Revue Flaubert n°17, 2018. https://flaubert-v1.univ-rouen.fr/revue/article.php?id=251
Barjonet Aurélie, « Flaubert, et après ? », Revue Flaubert, 2022. https://journals.openedition.org/flaubert/4265
Bogenç Demirel Emin et d’autres co-auteurs, « La traduction des œuvres de Flaubert en Turquie », Revue Flaubert, n° 17, 2018. https://flaubert.univ-rouen.fr/revue/article.php?id=252
Dranenko Galyna, « Implications poétiques et politiques des retraductions des œuvres de Gustave Flaubert en URSS », Revue Flaubert, n°17, 2018. https://flaubert-v1.univ-rouen.fr/revue/article.php/?id=274
Pamuk Orhan, « M. Flaubert, c’est moi ! », Le Monde, 11 avril 2009. https://www.lemonde.fr/idees/article/2009/04/11/m-flaubert-c-est-moi-par-orhan-pamuk_1179632_3232.html
Seginger Gisèle, Dictionnaire Flaubert, Éditions Champion 2017.
Nombreux articles de la revue critique et génétique en ligne sur http://journals.openedition.org

Une réponse

  1. Bravo Chantal pour cet article particulièrement bien documenté, un travail brillant !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *